Des croix uniques Spécial
Le cimetière de Bellegarde (FR) est un musée à ciel ouvert. Depuis plus de cinquante ans, des crucifix en bois aux bas-reliefs sculptés racontent un pan de la vie des défunts. Rencontre avec un de leurs auteurs dans son atelier.
L’or et l’orangé de l’automne commencent à embraser par petites touches les arbres des Préalpes fribourgeoises. Ils colorent aussi les bois entourant Bellegarde (FR), à 1000 mètres d’altitude. Une nature que Reynold Boschung contemple chaque jour depuis 62 ans. Elle est, pour ce catholique non pratiquant, signe de quelque chose de plus grand. Pour la voir, il lui suffit de se tenir devant le grand chalet de son père, qu’il partage aujourd’hui avec son fils et sa famille. Ou de lever les yeux de son ouvrage et de regarder par la fenêtre de son atelier.
Quand on pénètre dans cette cabane adossée au chalet, on est tout de suite saisi par l’odeur du bois. Et les dizaines de gouges et de burins alignés au-dessus de sa sculpture du moment: un Christ dont il manque encore les bras et dont le regard est tourné vers le ciel. «C’est rare qu’on le voie dans cette position. Cela me fait penser au passage de l’évangile où Jésus crie: ‘Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné?’», relève celui qui est père de trois enfants et grand-père de huit petits-enfants.
Menuisier de formation, tout juste retraité, Reynold Boschung peut désormais s’adonner pleinement à une de ses passions: la sculpture. «Lorsque je me suis marié, en 1985, j’ai confectionné mes propres meubles. C’est devenu mon hobby. Et puis, je voyais les croix sculptées de notre cimetière», se souvient-il. Car chaque tombe du cimetière de Bellegarde comporte un crucifix en bois avec un bas-relief sculpté à la main. «Un règlement communal voté il y a une cinquantaine d’années demande que toutes les croix soient faites sur ce modèle», explique Reynold Boschung.
Si toutes les croix visibles aujourd’hui dans le cimetière ont été réalisées par ce sculpteur autodidacte – elles sont retirées après 25 ans –, les premières ont été imaginées et façonnées par d’autres mains, autodidactes elles aussi.
Pour son grand-père
Originaire de Kappelboden, hameau proche de Bellegarde, Walter Cottier a grandi dans une famille très pauvre. A la mort de son grand-père, en 1948, celle-ci n’a pas les moyens d’acheter un crucifix ou une pierre tombale. Walter crée alors pour son grand-père un monument en bois avec au centre le Christ crucifié et un chapiteau recouvert de bardeaux dont le fond est sculpté des deux côtés de la croix. Les reliefs représentent la profession du défunt et un symbole illustrant ce qu’il aimait particulièrement.
«Voyant son ouvrage, les habitants de Bellegarde lui ont demandé des monuments semblables pour leurs morts», raconte Reynold Boschung. Le Fribourgeois a bien connu Walter Cottier, un cousin de sa mère, dont il aimait observer le travail dans son atelier. «En 1988, ma belle-mère m’a demandé si je pouvais sculpter une croix pour son mari défunt. J’ai demandé l’accord de Walter, qui m’a dit: ‘Fais seulement! Je suis en retard sur mes commandes’», poursuit le passionné qui a pris la relève de Walter Cottier, décédé en 1995. Avant son départ, Reynold lui demandait conseil pour perfectionner sa technique. «Il y a de petits détails au niveau de l’anatomie compliqués à réaliser», explique-t-il en faisant glisser ses doigts sur les côtes du Christ qu’il est en train de faire apparaître dans le bois. Jésus est taillé dans du tilleul et les reliefs dans du bois d’arole, car «c’est un bois fin qui n’est pas trop dur».
Le sculpteur nous montre sa dernière réalisation, exposée dans un coin de l’atelier. «Elle sera installée dans le cimetière ce samedi. A droite, on voit des gentianes à une fenêtre et à gauche, la montagne vue de cette fenêtre», indique-t-il en montrant la photo qui a servi de modèle. «Dans le temps, les femmes n’avaient pas toujours une profession», ajoute-t-il. En général, les proches amènent une photo à partir de laquelle il fait un premier croquis validé par la famille, puis il s’attaque à la sculpture – environ quatre jours pour les reliefs – avant de recouvrir le tout d’un produit imperméabilisant. Reynold s’occupe aussi de l’installation et de l’entretien des croix. Et participe aux enterrements, car «tout le monde se connaît» dans cette localité de 633 habitants. Pour le sculpteur amateur, «chaque croix est unique et a de la valeur, car chaque personne est différente». La relève ne vient pas. «On ne peut pas vivre de cette activité. Il faut être un petit peu fou pour faire ça», dit-il en souriant.
Le tour du cimetière
Quand il est à l’œuvre, Reynold Boschung pense à ce qu’il connaît de la vie du défunt. «Quand il s’agit d’un jeune, ce n’est pas simple. J’ai dû faire une croix pour un ami dont le fils est décédé d’un cancer. J’ai moi-même perdu un frère à l’âge de 4 ans: il est passé sous une machine agricole. Cela fait plus de cinquante ans, mais on n’oublie pas», confie-t-il les yeux brillants. Et après un silence: «On se demande pourquoi ils sont partis si jeunes. Je crois qu’il n’y a pas de réponse».
Depuis son enfance, le jour de la Toussaint, Reynold Boschung fait le tour du cimetière, passant devant chaque tombe: «Il est important de penser aux gens qui ne sont plus sur cette terre». Le Fribourgeois extrait d’un tas de planches une réalisation encore inachevée: son propre monument funéraire. Sur le côté gauche, on reconnaît dans le bois la silhouette de l’amateur de chasse, un fusil à la main et une biche sur le dos. «J’ai commencé, mais je ne sais pas encore si je veux être enterré au cimetière. J’aimerais plutôt qu’on disperse mes cendres dans la nature», dit-il en rangeant l’ouvrage. «Pour l’instant, je n’y pense pas. J’aimerais encore réaliser une quinzaine de croix!»
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