Pâques côté silence Spécial
Dans notre «civilisation du vacarme», Anne Le Maître s’est mise en quête du silence. Renouant avec les silences heureux de son enfance et ceux qui nourrissent sa foi, cette aquarelliste, géographe et auteure bourguignonne nous offre Un si grand désir de silence (Editions du Cerf), des pages denses sur ce grand oublié de nos vies. Pour redécouvrir Pâques côté silence.
Dans ce quartier résidentiel de Dijon proche du parc de la Colombière, les bruits du centre-ville s’estompent et on goûte à une belle qualité de silence. La maison blanche aux volets bleus, presque à l’angle de la rue, nous fait signe. Nous sonnons. Rayonnante, le sourire franc, Anne Le Maître nous accueille. Intérieur coquet et lumineux, tubes et pots de couleurs, aquarelles accrochées aux murs, carnets de voyage illustrés: c’est la maison d’une artiste. C’est là, sous les yeux attentifs de sa chatte Brindille et de Pok Pok, le matou du voisin, qu’a lieu notre rencontre.
Pourquoi écrire sur le silence?
Anne Le Maître: – Je suis partie de mon propre désir de silence, de plus en plus intense au fil du temps. Il m’interrogeait tant que j’ai décidé de le creuser par l’écriture, me disant qu’il y avait là quelque chose à partager. Un désir, un besoin, oui. Un combat, aussi, toujours recommencé. Dans le désir de silence, c’est le désir qui compte parce qu’il nous oriente. C’est comme lorsqu’on entreprend un voyage: la route est plus importante que le but. Dans ces pages, je réfléchis sur le silence au cœur d’une société du loisir et du divertissement qui étouffe l’intériorité et j’invite, en partant de ma propre expérience, à le vivre dans nos existences saturées de mots et d’images.
D’où vous vient ce désir de silence?
– Une familiarité avec le silence court tout au long de ma vie. Je me souviens des silences heureux de mon enfance: les heures passées à lire en famille tous les quatre en silence et les promenades dans la nature, où il fallait se taire pour ne pas passer à côté de l’essentiel, car le paysage était aussi sonore. C’était merveilleux! Et le silence heureux de la marche longue après la lutte contre les impatiences du corps: quand je marche, j’accorde mon souffle, mon pas et mes pensées. Le confinement, qui fut pour moi une expérience détonante, m’a fait prendre conscience du désir de silence qui m’habite. Je me suis aperçue, par le besoin que j’en avais, que le silence était une composante essentielle de ma vie, et une composante qui m’échappait – on se rend compte de l’importance de quelqu’un ou de quelque chose quand on en est privé.
Que voulez-vous transmettre dans ces pages?
– Quelque chose, dans le fonctionnement de notre société, et dans ma propre vie, m’apparaît faire obstacle au silence. La société lutte contre lui, essaie de nous en détourner: il ne faut surtout pas prendre du recul! Car le silence est le lieu d’un combat: on s’y confronte à des choses qu’on préfère laisser sous le tapis – la souffrance, la maladie, la mort, le sens de la vie. Ainsi, ma proposition de nous réapproprier et d’habiter le silence est un acte de militantisme.
Mais qu’est-ce que le silence pour vous?
– D’abord, je me suis dit que le silence, c’était l’absence de bruit. Cependant cette définition m’a paru rapidement très réductrice. Parce qu’on peut être silencieux en étant plein de bruits intérieurs ou alors que des oiseaux chantent, qu’il y a de la musique, de l’eau qui coule,… Le silence, c’est aussi l’absence de sollicitations extérieures, de tâches à accomplir, d’injonctions à consommer et nous divertir. C’est enfin un état intérieur autant qu’extérieur – l’apaisement de ces multiples voix qui s’agitent et jacassent en nous – de façon à recréer de l’espace et de la disponibilité pour ce qui peut advenir en nous et hors de nous.
Et l’absence totale de bruit?
– C’est une illusion. Parce que si on se taisait complètement, on entendrait d’abord les bruits de notre corps; puis les bruits intérieurs, toutes les pensées qui tournent dans notre tête comme des mouches tourbillonnant en permanence. Il suffit que je m’arrête deux secondes pour avoir aussitôt l’idée de passer un coup de fil, de nettoyer la maison ou d’arroser les plantes.
Le silence est «à la fois un état et une action», écrivez-vous. On fait silence…
– J’ai longtemps cru que le silence était un état, un milieu où se plonger comme dans une eau. Mais il nécessite un acte: on fait silence, on invite le silence en soi; c’est un choix. Quelquefois, le silence arrive alors que nous ne nous y attendons pas, et c’est une grâce. Mais la plupart du temps, dans nos vies actives, il nécessite une action consciente, car il s’agit d’abord de se désencombrer de soi.
Faire silence, mais pourquoi?
– Dans le silence, nous portons plus de fruits, nous sommes davantage disponibles pour la création, pour les autres, pour Dieu. Le silence est un écosystème favorable pour développer une vie féconde. A condition de ne pas lui assigner un but. De ce silence qui est ouverture, accueil, écoute, tout peut surgir.
Silence et solitude sont frère et sœur?
– Pas toujours. L’absence de bruit peut être anxiogène: elle signifie que les autres sont absents – on a besoin du bruit des autres. La solitude dans le silence, c’est aussi la possibilité d’être relié, et c’est essentiel. Je vis seule depuis cinq ans et je suis frappée de voir à quel point aujourd’hui je suis bien plus reliée, plus disponible qu’avant. Ma solitude est une solitude peuplée, le contraire d’un repli sur soi. En elle, tout peut fleurir.
On vit plus intensément dans le silence?
– Dans le silence, le temps est suspendu: nous accueillons l’instant présent, qui peut se déployer. Le fait de ralentir et de se taire donne une plus grande intensité aux choses, le silence est une caisse de résonance, comme dans un violon: sans ce vide intérieur, elles sonnent moins bien. Le silence est une perception plus intense du réel dans son infinie richesse, son infinie complexité et ses infinies résonances.
«Le fait de ralentir et de se taire donne une plus grande intensité aux choses.»
Dieu se révèle-t-il dans le silence?
– Oui. Et s’il y a de moins en moins de place pour lui dans notre société, c’est qu’il y a trop de bruit. Une carmélite confiait un jour à un jeune qui lui demandait pourquoi elle vivait dans le silence: «Parce que Dieu ne parle pas très fort. Il faut se taire pour l’entendre». Cet échange, rapporté par Alexis Jenni dans Son visage et le tien, est très révélateur de notre époque. Je pense à la «voix de fin silence» que Dieu a choisie pour rejoindre le prophète Elie. Et puis, les vraies expériences de foi se vivent dans le silence: la prière, la méditation, l’adoration, la lecture de la Bible.
Et le silence de Dieu?
– Je n’en ai jamais eu peur, l’ayant toujours éprouvé comme le silence de l’ami assis à côté de moi quoi qu’il arrive. C’est de l’ordre de la foi, une foi reçue de mes parents.
Vous comparez le silence à une jachère: pourquoi?
– Parce que le silence est un vide, un manque. C’est creuser en soi, y ouvrir une clairière. Savez-vous que dans une forêt, les clairières et les endroits où des arbres se sont abattus sont les écosystèmes les plus riches? La lumière y pénètre, de nouvelles espèces y poussent, ce sont des lieux où la vie renaît. C’est comme dans nos existences: la faiblesse, la maladie, le deuil, s’ils sont d’abord une épreuve, peuvent être l’occasion d’un surgissement de vie. Et notre tâche est d’être attentifs à ce qui germe.
Vous-même avez vécu deux expériences de résurrection: après la mort de votre compagnon il y a cinq ans et au début de la pandémie de Covid19, où vous avez été très malade. Que vous ont-elles appris?
– J’ai découvert que la joie, la louange et l’émerveillement subsistent à travers l’épreuve, j’ai expérimenté «la joie imprenable» dont parle Lytta Basset. C’est de l’ordre de la grâce. Depuis, toute vie m’apparaît infiniment plus précieuse. Et je parle plus bas pour accueillir toutes les vies – végétale, animale, humaine – qui viennent à moi, pour écouter ce qui se dit, le silence de l’herbe qui pousse.
Le silence ouvrirait-il à l’altérité?
– C’est dans le silence qu’on peut entendre ce que l’autre a à nous dire par ses mots, mais aussi par ses gestes. Le silence est présence à l’autre, accueil, disponibilité.
Et l’aquarelle, est-ce une autre façon de se taire?
– La meilleure! Je peins depuis l’âge de dix ans pour mieux m’arrêter devant les choses. Peindre est une école de présence: je dois commencer par me mettre à l’écoute de ce qui est en face de moi. Je passe beaucoup plus de temps à regarder qu’à peindre. L’aquarelle, c’est un silence amical avec les choses, une façon de leur laisser la parole dans une concentration qui est porosité, accueil. Je peins dans la nature, mes nombreux carnets de voyage en témoignent. Peindre, c’est un moyen de ralentir; une école de vie, une façon d’être au monde plus apaisée.
Anne Le Maître, Un si grand désir de silence, Editions du Cerf, 192 pages.
Artiste et professeure
Née en 1972 à Châtenay-Malabry, près de Paris, Anne Le Maître passe sa jeunesse en Bourgogne. Elle en garde une passion pour l’aquarelle et la marche. Un voyage au Sénégal à 18 ans lui donne le goût de la géographie. Diplômée en urbanisme, elle voyage. De retour en France, elle travaille dans un cabinet d’architecture et d’urbanisme et découvre les questions liées au paysage. Elle est l’auteure de carnets de voyage illustrés ainsi que de plusieurs essais et textes poétiques. Anne Le Maître donne des cours de géographie à temps partiel dans un collège de Dijon. Elle se consacre aussi à l’aquarelle, qu’elle enseigne dans son atelier, Bleu de Prusse, et à l’écriture, mariant ces deux passions dans des livres d’artiste. Depuis 2020, elle est directrice de la collection Quatre chemins à L’Atelier des Noyers. Elle vient de publier Le jardin nu (Bayard Editions).
Les silences de Pâques
La Semaine sainte et la fête de Pâques sont habitées de silences douloureux. Jésus entre à Jérusalem, est condamné à mort, gravit la colline du Golgotha, meurt, puis ressuscite le troisième jour. Autant d’étapes décisives de l’histoire du salut qu’il vit en silence et qui touchent Anne Le Maître. Pour elle, que l’on célèbre Pâques chaque année «est un merveilleux cadeau», car «on n’a pas trop d’une vie pour s’approcher du mystère de cette fête et la vivre». Inscrit dans le temps liturgique, «ce cycle vie-mort-vie, qui est un cycle humain, prend une autre dimension, acquiert souffle et sens. Depuis, plus aucune mort n’est une fin». «La personne qui m’est la plus familière dans les jours de Pâques, c’est Marie: elle ne dit rien, mais conserve tout dans son cœur. Elle est là pendant la Passion, au pied de la croix, accueillant le pire qui puisse arriver, la mort d’un fils, et jusqu’à la Résurrection.»
Morts et résurrections quotidiennes
«Jésus est tissé de silence: il ne donne pas de réponses, il pose des questions. Il nous invite à réfléchir aux réponses, nous met en chemin, nous laisse libres. Lorsqu’il entre à Jérusalem acclamé par une foule en liesse, il ne dit rien. Devant Pilate, il se tait. Il souffre sa condamnation et sa Passion sans un mot. Le lendemain, c’est le silence du tombeau. Et dans la nuit de Pâques, durant laquelle on reprend le récit du salut depuis les origines, nous refaisons le chemin du peuple d’Israël à l’Eglise naissante dans une écoute silencieuse.» Pâques? «C’est de l’ordre de l’expérience. C’est une manière d’inscrire dans mon rythme de vie, dans ma chair, dans mon agenda, ce cycle vie-mort-vie qui traverse toute mon existence, assumant les petites morts et les petites résurrections quotidiennes. C’est une chance! Chaque année, les jours de Pâques me donnent accès à quelque chose qui est à la fois de l’ordre de ce que je ne comprends pas et de ce que j’expérimente. Ils m’ouvrent à plus grand que moi. Et savoir qu’il y a plus grand que moi est salutaire: cela m’évite de me donner trop d’importance.»
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