La passion des cloches Spécial

Elles ont leur petite histoire et accompagnent la grande, marquent la vie liturgique et des hommes, sont des œuvres d’art et des instruments: les cloches ont de quoi susciter l’intérêt. Et même la passion des campanophiles qui se qualifient avec humour de «fêlés de cloches».
«Ce qu’on entend, c’est le moteur qui s’arrête. Et le hum de la cloche, son son le plus grave.» Claude-Michaël Mevs retire le casque qui protégeait ses oreilles pendant la volée appelant la population de Saint-Maurice à la messe de ce jour de l’Annonciation. Dans le clocher de l’abbaye, Trinitas s’est immobilisée mais vibre encore quelques secondes et son battant oscille légèrement.
Trinitas est seule dans cette pièce, trop imposante pour rejoindre, à l’étage supérieur, les 48 autres cloches du plus grand carillon du pays qu’elle a intégré il y a quelques années. «J’ai assisté à sa coulée le 18 mars 2010», annonce le Fribourgeois avec une étincelle dans les yeux. C’est lui qui a lancé sa première volée: «C’était très émouvant». Le maître des lieux, Antoine Cordoba, carillonneur en titre, le laisse raconter l’histoire de cette cloche coulée après que la précédente, une épreuve pour la plus grande cloche du monde, a fêlé. Trente ans séparent les deux amis, mais une même passion les unit.
Un sens au son
Le Français de 25 ans, qui travaille dans l’électrotechnique, en avait huit ou neuf lorsque sa grand-mère l’a emmené voir une amie qui carillonnait à Taninges, en Haute-Savoie. «Je ne suis jamais redescendu du clocher», plaisante-t-il. Enfin, pas tout à fait, puisqu’il y est aujourd’hui carillonneur. «Et sa grand-mère monte toujours dans le clocher pour le voir jouer», souligne son acolyte.
Lui-même vient régulièrement voir son ami jouer à Saint-Maurice. Quelques instants plus tôt, dans une petite cabine au sommet du clocher, il interprétait une improvisation sur le Salve Regina et un prélude du 18e siècle à la force des poings et des pieds. «Le carillon est entièrement mécanique. La seule chose que fait l’électricité, c’est éclairer mon pupitre.»
La numérisation, toutefois, est passée par là. La volée est programmée par ordinateur; elle ne se sonne plus guère à la corde ni même au pied. Peut-être y perd-elle un peu de poésie, mais les cloches n’en perdent pas en intérêt. Sous l’armature métallique qui soutient les petites cloches du carillon depuis moins de vingt ans, le beffroi de bois maintient les sept plus importantes et absorbe les vibrations à la place du clocher, reconstruit en 1948 après son effondrement causé par un éboulement six ans plus tôt. Une cloche a alors été ajoutée, offerte par les entrepreneurs: la Thébaine.
Chacune a son nom – Marie-Madeleine, Candide, Maurice, Sigismond, Théodule et Augustin –, chacune a sa note, chacune a son rôle. Sigismond est la cloche de l’angélus, Marie-Madeleine sonne les messes de semaine et Trinitas annonce le Magnificat des vêpres entre le 17 et le 23 décembre, l’imposition des mains pendant les ordinations, et le décès du père abbé ou du pape: «Elle a sonné pendant dix minutes pour Benoît XVI le 31 décembre», rappelle le carillonneur.
Claude-Michaël Mevs est connu sous le nom de Mike par les auditeurs de Radio Fribourg. «La radio est un médiat d’immédiateté, les cloches s’inscrivent dans une autre temporalité», apprécie ce féru d’histoire. «Je me suis intéressé au réseau hydrologique parce qu’une cloche a été transportée par barque de Soleure à Fribourg, ce qui m’a appris que la Sarine avait été navigable», donne-t-il comme exemple. Avant d’évoquer les cloches de Neirivue, en Gruyère, dont les ornements disent la tristesse des habitants lorsque leur village a brûlé et leur joie après sa reconstruction.
De multiples histoires
A l’histoire se mêlent les histoires personnelles de ces passionnés. «Quand j’étais petit, mon père m’a fait faire le tour des clochers de la région d’Yverdon où nous vivions. Le premier dans lequel je suis monté, c’était celui de Baulmes. J’étais tétanisé par la cloche de trois tonnes, j’avais peur qu’elle me précipite du haut du clocher. J’y ai emmené mon père il y a quelques temps, c’était un beau moment.»
Mais il ne manque pas de préciser que la cloche «est un instrument liturgique avant d’être un instrument de plaisir». Antoine Cordoba ne le contredit pas, qui parle avec enthousiasme du gloria de la vigile pascale, moment où il lance les cloches pour annoncer la résurrection après deux jours de silence. Et de cet instant qu’il rêverait de vivre: jouer Douce nuit au carillon dans la nuit de Noël alors que la neige tombe sur Saint-Maurice.
De la miniature à la guilde
«Quand j’étais petit, je construisais des tours avec des plots de bois et installais une petite cloche au sommet», raconte Roland Kallmann après avoir posé sur la table une cloche miniature ramenée de Champéry (VS) par ses parents. De là et de la sonnerie des cloches du temple de la Madeleine à laquelle il a assisté à dix ans vient sans doute la passion qui anime le Genevois travaillant à Berne, cofondateur en 1991 de la Guilde des carillonneurs et campanologues suisses. Le jeune septuagénaire aime la musique des cloches, bien sûr, mais pas moins leur histoire. «Elles défient le temps: Jean Calvin et Théodore de Bèze ont aussi entendu la cloche des Heures de la cathédrale de Genève, coulée en 1460.» Et de rappeler la devise de la cloche ornée de scènes bibliques: «Je suis presque éternelle et je sonne inlassablement les heures claires et sombres de la Cité». Les cloches continuent de rythmer nos vies. «A Berne, quand la cloche de Midi de Collégiale se met en branle, les marchands savent qu’il est temps de fermer leurs étals», signale Roland Kallmann. Qui se réjouit toutefois d’avance de la disparition de la sonnerie pour la Paix du temple de Paul voisin de son appartement bernois: «Elle est jouée depuis le 10 mars 2022. Elle cessera quand la paix sera revenue en Ukraine».
Les plus belles
Si la plus grande cloche du pays est le bourdon de la Collégiale de Berne (près de dix tonnes), désigner la plus belle est plus personnel. Très attaché à l’Agaunoise Trinitas, Claude-Michaël Mevs mentionne aussi le bourdon de Notre-Dame de Liesse à Annecy (F) et les cloches de la Vierge et de Sainte-Catherine de la cathédrale de Fribourg fondues en 1505: «Elles sont ratées sur le plan artistique, mais elles ont une qualité de son émouvante». La préférence de Roland Kallmann, qui vit à Berne et à Genève, va à la cloche des Heures de la cathédrale Saint-Pierre à Genève près de laquelle il a vécu durant dix-huit ans. Et à la cloche de Midi de la Collégiale de Berne: «Au niveau du son, c’est la plus belle de Suisse», assure-t-il en lançant un enregistrement pour le prouver. Avant de faire sonner la Gloriosa d’Erfurt (D), une pièce de plus de onze tonnes qui est aux oreilles de nombreux experts la plus belle du monde.